"La mission de Mr VanGalen consistera à analyser les conditions en temps de guerre et de famine."Quelle magnifique entrée en matière. "Bonjour, bienvenue, vous allez être jeté au milieu de la guerre et de la famine, de la misère et de la peur, vérifiez que vous avez bien attaché votre ceinture, à tout à l'heure".
La froideur mathématique de l'intelligence artificielle le mettait parfois légèrement mal à l'aise. Il n'avait pas peur, bien sûr, l'ensemble donnait l'impression d'une espèce de jeu en réalité augmentée de très bonne qualité, et il n'y avait pas de raison de dramatiser. Mais il savait que ça allait plus loin que ça. Pour tout le monde. Les cauchemars, les maux de têtes, les réactions étranges quand certains sortaient de la salle et qu'ils n'avaient pas réalisés les conséquences sur leur psyché de la petite page historique qu'ils allaient survoler. Le hollandais ne voyait pas le verre à moitié plein. Loin de lui les considérations optimistes du type "nous allons pouvoir faire avancer la recherche et la science grâce à vos découvertes, le monde en sera changé". Il savait reconnaître les arnaques, et pour lui, le verre n'était même pas à moitié vide, il était totalement desséché et on lui donnait en lui faisant croire qu'il débordait. Sa naïveté avait disparu depuis bien longtemps et il savait qu'ils se faisaient utiliser. Dans quel but, il n'avait pas encore trouvé. Mais ça viendrait.
Et en attendant, il quittait le confort de la richesse américaine pour se retrouver à une époque que personne ne voudrait revivre même sous la torture. Assis sur le siège de la machine, il prit une grande respiration en jetant un regard presque affectueux à son petit ami qui prenait place à côté de lui.
A tout de suite, chaton. Je veux pas te mettre la pression, mais essaye de ne pas oublier de me sauver. J'ai pas envie de crever.
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Il n'eut que quelques secondes pour se réveiller et réaliser que le monde dehors n'était pas celui qu'il connaissait, qu'il n'était pas en noir et blanc, qu'il n'était pas qu'une image sur un écran. Quelques minutes plus tôt il comparait l'expérience à un jeu, il ne savait même plus pourquoi il avait eu cette idée. Ca n'avait rien à voir. Il ressentit l'impression soudaine qu'un froid glacial venait s'insinuer dans ses veines. Il n'aimait pas le froid.
Où était-il, d'ailleurs ? Une grande rue, pavée, au bord d'un canal gelé. Un paysage qui aurait du lui inspirer nostalgie et tendresse, c'était un temps à boire un bon chocolat chaud autour de la cheminée après avoir passé l'après-midi avec des lames de fer attachées aux pieds pour glisser tranquillement sur la glace, tomber, rire, et attendre avec impatience la bonne boustifaille de paysans que la mère de famille préparait depuis le matin.
Quelque chose dans l'air n'allait pas, quelque chose dans les yeux des quelques passants n'allait pas. Cet enfant qui tenait la main de sa mère avait quelque chose d'irréel : lorsque son regard croisa celui de la nation hollandaise, il lui sembla qu'il ne le voyait même pas. Ses petites joues qu'il aurait du avoir joufflues et rosies par le froid étaient creusées, et cette simple vision fit prendre conscience à Maarten du monde dans lequel il venait d'être plongé.
Il dut se tenir à la rembarde près du canal, à côté d'un vélo rouillé, quand il se rendit compte qu'il avait faim.
Novembre 1944. Les allemands, contrariés que le peuple hollandais se montre réticent à participer à l'effort de guerre, avaient imposé un blocus sur les denrées alimentaires et coupé les livraisons de nourriture et de carburant depuis les zones agricoles, et ce depuis septembre 1944 quand les chemins de fer nationaux s'étaient mis en grève suite à l'appel du gouvernement néerlandais. Envahis contre leur gré, piétinés de l'intérieur, ils n'avaient pas d'autre choix que de résister. Jusqu'au bout. Eut-il fallu pour cela que la population connaisse l'une des famines les plus importantes qu'un pays dit civilisé ait connu depuis des siècles. Ils résisteraient. Maarten résisterait.
Ik zal handhaven.Je maintiendrai.
Son peuple souffrait de la baisse chaque semaine plus importante des rations, et il les entendait dans sa tête, dans sa poitrine. Quelle infecte sensation que celle de la faim et de centaines de voix qui supplient que cette guerre s'arrête enfin.
Il remarqua que ses mains gantées de noir lui semblaient faibles. Ses doigts glacés n'avaient plus leur force d'antan. Aurait-il pu encore tenir une arme, tenir une cigarette, il n'en avait pas l'impression. Il n'avait pas envie de prendre les armes, avait-il jamais été un belliqueux ? Une petite merde mégalomane, oui, un voyageur avide, un meurtrier raciste, un profiteur, oui. Mais pas un militaire. Voilà ce qui arrivait quand on pensait que la neutralité pouvait vous sauver. Avait-il été bête.
Quelques pas lui suffirent pour atteindre un banc, et il regarda passer un convoi d'allemands visiblement pressés.
Ludwig, on n'était pas amis pour rien, avant tout ça, hein. Aussi borné que moi. Tu n'abandonneras que quand tu auras le dos au mur, et là encore, il faudra défendre chèrement sa peau pour réussir à se débarrasser de toi.
Ca m'arrangerait que tu ouvres les yeux avant que je ne ferme définitivement les miens, mon ami.Le Maarten de l'académie s'estompait doucement, parce que l'intensité de cette réalité lui faisait peur. Il laissait la place à celui qui avait connu pire, et qui endurait la souffrance avec l'énergie du désespoir et motivé par le patriotisme. Ce n'était pas une petite famine qui le tuerait, pourtant, il le savait bien. Mais parfois, quand il s'endormait et qu'il sentait la douleur de tout son peuple, il ne se sentait plus aussi fier.
Un vieux journal humide trainait sur le banc, et il s'en empara pour feuilleter les pages. Il repensa à l'échec de l'opération Market Garden et un sourire faible étira ses lèvres. Au moins quelqu'un essayait. Il s'amusa à imaginer Angleterre en tenue militaire en train de donner des ordres, avec son air de petit chien teigneux. Il l'inviterait à boire le thé quand tout ça serait fini. Si ça s'arrêtait un jour.
Il pensa à Canada et lut le journal en biais.
- Citation :
- Sous la direction du lieutenant-général Guy Simonds, le remplaçant temporaire de Harry Crerar, les soldats canadiens et britanniques livrent plusieurs combats acharnés en octobre et en début novembre, dont plusieurs assauts amphibies dans des petites embarcations contre les défenses allemandes le long de l’estuaire. Quand l’utilisation de bateaux est impossible, les hommes, les blindés et le matériel doivent emprunter des chemins étroits en haut des digues qui sont souvent exposés au feu allemand.
Son petit sourire disparut, et il releva la tête pour regarder le lointain, là ou le canal disparaissait sur l'horizon, au milieu des maisons et des routes.
Il savait qu'hors de ses frontières les Alliés avançaient. Mais il connaissait son pays. Il connaissait chaque recoin. Et il savait que les allemands inondaient des parcelles entières pour faire revenir les Pays-Bas à leur état originel de grand territoire marécageux. Faire avancer des tanks et des fantassins dans cette bouillie de terre et d'eau, ha. Il se souvenait de sa propre peine avec les chevaux et les archers, il en riait quand ces avantages stratégiques lui appartenaient. Ils se retournaient contre lui maintenant. Douce ironie du sort.
Il savait que Matthew et ses hommes étaient en première ligne dans le froid et l'eau, pour essayer de venir le sauver, et il ne supportait pas cette idée. Il ne supportait plus la faim, le froid, sa propre faiblesse, son ego, et il avait peur. Eh. Au moins ses larmes lui réchauffaient un peu les joues.